Le "Concert for Bangladesh" de 1971 a épuisé l'ex-Beatles George Harrison. Pas forcément le concert en lui-même, mais l'après. Il a fallu gérer cet album à sortir, sa production, etc.
Puis après cet immense succès que furent "All Things must pass" puis le "Concert for Bangladesh", difficile de s'y remettre. Sans oublier que les procès de liquidation de l'entité Beatles étaient aussi d'actualité.
Avec "Living in the material world", on sent un George Harrison décidé à passer à autre chose, tourner la page du passé et s'épanouir enfin tout seul. Bien sûr, il l'avait démontré de manière excellente avec "All Things must pass", mais cet album-là détenait des chansons plus ou moins écrites alors qu'il était encore un Beatles.
Cette fois, George Harrison est bien seul, quoique toujours entouré des ses fidèles amis musiciens afin de mettre en boîte cet album : Klaus Voormann, Jim Keltner, Ringo Starr, Nicky Hopkins, Gary Wright... Toujours les mêmes depuis le début et les mêmes que chez Lennon également. C'est dire le véritable esprit de famille qui continue de régner chez ceux-là.
Ainsi, "Living in the material world" prend une tournure plus mystique, avec beaucoup de titres voire quasi tous référant à la religion et à la spiritualité. La très belle pochette de l'album, noire avec la paume d'une main rose et bleutée (avec un tampon au centre), en témoigne. Tout comme cette photo, dans le livret où l'on voit apparaître George Harrison, tel un Jésus Christ, au centre d'une tablée bien dissipée...
Le livret de l'album remasterisé a été revu à la hausse qualitativement et nous offre beaucoup plus de photos et d'indication que l'originel qui ne délivrait que les paroles des chansons ainsi que des gravures indiennes rendant gloire à Krishna.
Dans ce nouveau livret, le spécialiste des Beatles, Kevin Howlett, nous raconte un peu la genèse de cet album. Il indique notamment que George Harrison ne visait pas du tout un succès commercial (ça tombe bien, ce sera son dernier avant très longtemps) avec cet album, ceci expliquant son côté sombre et mystique. Finie aussi la grosse production de Phil Spector (sauf sur un morceau), place à du rudimentaire. Enfin plus ou moins, parce que l'on sent encore une certaine influence spectorienne dans les échos.
Le livret comporte également beaucoup plus de photos, des partitions, les paroles des chansons aussi avec les commentaires d'Harrison himself issus de son autobiographie "I, me, mine".
Il est désormais temps de passer à l'analyse chanson par chanson...
- "Give me love (Give me peace on Earth)" (Harrison) : C'est LE tube de l'album qui introduit l'opus. Une douce et remarquable chanson, l'une des plus belles composées par Harrison. Il y a tout ce qu'il faut pour faire chavirer les coeurs bien qu'il s'agisse d'une ode à Dieu : une voix magnifique, une mélodie si jolie et entraînante, et un texte simple et beau à la fois. Musicalement, c'est enivrant de bonheur, avec de très belles parties de piano et de slide guitar notamment. Malgré la répétition du même couplet durant tout le morceau, le résultat est efficace et charmeur. A propos de cette chanson, Harrison qu'il s'agit simplement d'une "prière et d'un état personnel entre moi, le Seigneur et quiconque aime cette chanson". Une ode, qui comme "My Sweet Lord", touche parfaitement à son but.
- "Sue me, sue you blues" (Harrison) : Un morceau très matérialiste, et pas le plus réussi. On y trouve un Harrison amer et ironique, évoquant explicitement dans ses paroles les procès en cours entre ex-Beatles, d'où ce "Blues" composé à cet effet. Beaucoup d'échos ici, un rythme saccadé, bien marqué par la batterie et la bottle-neck guitar d'Harrison lançant ses saillies par intermittence. Un morceau un peu difficile à apprécier je trouve, très sombre, mais pas inintéressant musicalement pour autant, très bluesy en tout cas, sans conteste.
- "The Light that has lighted the world" (Harrison) : Même si le titre le laisse croire, cette chanson-là n'est pas vraiment spirituelle non plus. C'est une histoire intéressante. Harrison raconte qu'il enregistrait un single pour Cilla Black, fameuse chanteuse de Liverpool, quand lui est venue ce morceau, enfin son texte plutôt. Où Harrison est confronté au regard des gens de chez lui, à Liverpool justement, qui trouvent qu'il a changé, qu'il n'est plus le même qu'avant. Harrison s'interroge ainsi dans cette chanson sur cet état de fait et ses conséquences. Est-ce un péché que de changer ? Pour lui, c'est inévitable alors autant ne pas y faire attention. Musicalement, le morceau est ainsi rempli de mélancolie. Et c'est ainsi que la majeure partie du morceau est jouée au piano, avec tout plein d'écho pour rendre cela encore plus larmoyant. Car la voix d'Harrison l'est, larmoyante et déjà annonciatrice de son futur vocal. On a l'impression qu'il se lamente, les larmes aux yeux, aidée de temps à autre par sa jolie slide guitar... Le résultat final est tout de même tout à fait joli et enchanteur, avec un très beau pont et une subtile conclusion.
- "Don't let me wait too long" (Harrison) : Pas de commentaires de l'ex-Beatles sur ce morceau qui est une banale chanson d'amour s'adressant à sa belle et non pas à Dieu, pour une fois ! Banale, j'exagère. J'aime le rythme entraînant de ce morceau, la voix aigüe d'Harrison qui va chercher bien haut sur une mélodie vraiment joyeuse et pleine de sentiments. Et musicalement, les tin tin des percussions sont très bons, tout comme les parties de guitares et de piano. Côté texte, c'est pas super original, c'est pour ça : "Comme tu me manques bébé, ne me laisse pas trop attendre". Ok ok, mais ça a dû lui rappeler ses chansons du début et c'est pas si mal.
- "Who can see it" (Harrison) : Contrastant clairement avec la chanson précédente, ce morceau est beaucoup plus calme. Harrison dit avoir pensé à Roy Orbison en la composant. Possible, la voix l'imite un peu, toujours aussi haute. On a affaire ici à un morceau qui, musicalement, est un peu grandiloquent, spectorien, avec des envolées lyriques, avec cuivres et cordes ou presque. En tout cas, déjà beaucoup d'écho, surtout sur la fin. Dans le texte, ce n'est ni vraiment une chanson d'amour, ni vraiment une chanson spirituelle... On ne sait pas trop, Harrison y dévoile juste ses sentiments intérieurs, exprimant que son amour appartenait à quiconque pourrait le voir... Donc, c'est un morceau pas vilain mais sans doute un peu trop démesuré pour l'ami George. Mais il va récidiver...
- "Living in the material world" (Harrison) : L'autre simili tube de l'album. Une longue chanson, "une comédie avec qques blagues dedans" selon Harrison. Et qui le fait ! Retour à la joie et à la bonne humeur. Musicalement, c'est touffu, avec double batterie (duo Keltner / Starr) et cuivres notamment (supers solos de guitare et de saxo enchaînés). Les parties de guitare sont très funky et on apprécie bien le piano aussi. La structure est intéressante, avec une succession de couplets très rythmés et l'apparition par deux fois de ponts chantés tout en douceur et hauteur, musique indienne à l'appui... Ces parties collant parfaitement au texte dans lequel Harrison confie avec un certain détachement son appartenance au "monde matériel" alors qu'il voudrait bien se trouver plutôt dans le monde spirituel. Mais contrairement à d'autres chansons, ici il ne se prend pas vraiment au sérieux, intégrant même dans son texte ses ex-compères "John and Paul", mais aussi "Richie" (Ringo !). C'est le morceau-titre de l'album, pas forcément le morceau-phare mais il est tout de même bien plaisant.
- "The Lord loves the one (That loves the Lord)" (Harrison) : Et voici une chanson 100% spirituelle. Harrison dit l'avoir écrite après la visite d'un prêcheur "Hare Krishna" qui lui indiquait qu'au fond, à quoi ça servait de courir après la richesse et la célébrité alors qu'à notre mort, tout disparaît ? Pas bête... Donc Harrison nous dit ici de plus penser à Dieu et à tout ce qu'il nous offre en échange de notre amour pour lui. Musicalement, ce message est enrobé sous une mélodie tout à fait sympathique, avec slide guitar et cuivres animés. Un morceau vaguement bluesy ou country au service d'un message oriental, pourquoi pas ? On aime beaucoup le solo de guitare final.
- "Be here now" (Harrison) : Ambiance beaucoup plus calme ici... Une mélodie qui est venue à Harrison rapidement, alors qu'il s'endormait en Californie... Ma foi, c'est une jolie balade, toute en rondeur, et encore un peu trop d'écho malheureusement. Mais c'est globalement très subtil et on apprécie la douceur du chant d'Harrison. Le texte lui va bien, bien qu'assez mystérieux... La chanson est peut-être un peu trop longuette.
- "Try some buy some" (Harrison) : Phil Spector devait bien se retrouver qque part sur cet album ! Le voilà, enfin juste pour l'orchestration. Histoire intéressante que cette chanson. Composée par Harrison à l'époque d'"All Things must pass", elle a été offerte à Ronnie Spector pour en faire un single, son producteur de mari, Phil, se chargeant des arrangements musicaux. Qques années plus tard, l'ex-Beatles a gardé la même orchestration mais avec sa voix dessus. Le résultat est assez différent, forcément. Harrison reprend sa voix la plus larmoyante, ses aigüs et s'embarque dans une envolée lyrique, accompagné de la grandiloquence musicale de Phil Spector. Mais il s'agit tout de même d'un titre très fort de l'album, une très belle mélodie et un texte spirituel mélangeant concret et abstrait d'une manière intéressante. On ne sait pas vraiment ce qu'est le "some". On essaye, on achète, mais de quoi s'agit-il ? Harrison seul le sait...
- "The day the world gets round" (Harrison) : On continue dans le symphonique ici avec tout le tralala orchestral, au service d'une chanson qui appelle le monde à la raison. Ecrit le lendemain du "Concert for Bangladesh", ce morceau reflète la vision désanchantée d'un Harrison qui s'est rendu compte de l'égoisme de nos dirigeants. Dans son texte, il rappelle que si tous les pays s'entraidaient tous un peu au lieu d'acheter des choses inutiles, telles que des armes, on pourrait nourrir tous ceux qui en ont besoin... Chanson ô combien humaniste donc, et un peu spirituelle quand même puisque l'ex-Beatles en appelle à Dieu. Cependant, malgré son ton un peu prêchi-prêcha d'époque, c'est une bonne chanson, efficace et point trop longue, avec un pont énergique.
- "That is all" (Harrison) : Un bon titre pour finir un album, non ? "C'est tout". Eh oui, dernier titre, et c'est une chanson d'amour sur laquelle Harrison n'a rien de particulier à dire. Une jolie mélodie sur laquelle est posé un joli texte d'où ressort une belle simplicité : "C'est tout ce que je veux de ta part, un sourire quand je ne me sens pas bien, c'est tout ce que j'attends, ton amour et rien d'autre, et c'est tout". Joli donc, mais le principal défaut de cette chanson c'est la voix de George, ici bien trop appuyée dans les aigüs et le larmoyant, encore une fois. C'est vraiment dommage. Tout cela accompagné à nouveau d'une orchestration sans doute un peu trop importante qui transforme une simple chanson en grande soupe variétoche...
- "Deep Blue"* (Harrison) : Comme tout bon album remasterisé, des bonus nous sont offerts. Ici, deux chansons inédites sur album car faces B de singles. "Deep Blue" figurait sur le single "Bangladesh". On y retrouve une chanson toute mimi, dépouillée au possible, juste George et sa guitare. Très bluesy, c'est un vrai régal, dans la veine de "For you blue" de l'album des Beatles "Let it be". Tel un bon blues qui se respecte, George chante avec sa belle voix éraillée tout le mal-être que lui offre la vie...
- "Miss O'Dell"* (Harrison) : Face B de "Give me love (Give me peace on Earth)", c'est avec ce morceau qu'on retrouve un Harrison facétieux et rigolard. Oui, parce que c'est une version ratée qu'a offert à son public l'ex-Beatles. Tout va pour le mieux au début de la chanson, puis après qques instants, des rires, un Harrison qui, malgré ses tentatives de garder le fil de son chant, finira hilare... Plutôt que de garder cette souriante séquence en tant que démo dans une éventuelle anthologie, l'ex-Beatles, dont on connaît l'humour, a préféré la garder comme version finale et elle constitue ainsi une magnifique face B. Car c'est aussi un excellent morceau, qui fait beaucoup penser à "Apple Scruffs" de l'album "All Things must pass", avec harmonica et cloches de rigueur. Une chanson remplie de bonne humeur donc où Harrison glisse des mots d'amour envers une mystérieuse "Miss O'Dell", vague cousine de Denis O'Dell ? Une vraie pépite en tout cas qu'on ne peut écouter qu'avec un grand sourire nostalgique...
Le coffret remasterisé de l'album offre également un DVD avec qques petits bonus intéressants. On y trouve un petit document d'entreprise montrant le pressage de l'album dans les usines Philips (je crois), mais aussi Harrison chantant "Give me love (Give me peace on Earth)" lors de son live japonais (qui n'est toujours pas disponible en version intégrale, d'autres morceaux se trouvant sur le DVD "Dark Horse"), ainsi que les deux démos suivantes :
- "Miss O'Dell"* (Harrison) : Je vous ai donc indiqué que le facétieux George Harrison avait privilégié une version "manquée" de cette chanson pour mettre en face B de son single. Mais il avait tout de même réussi à interpréter ce morceau convenablement et on trouve la version "réussie" ici. Pas de rires mais une chanson toujours aussi sympathique...
- "Sue me, sue you blues"* (Harrison) : Pas de version rigolarde de ce blues, non, mais une démo acoustique avec George seul à la bottle-neck guitar. Et ça le fait... Techniquement, c'est irréprochable, et la voix raillée d'Harrison s'accorde parfaitement avec le son métallique de son instrument.
Le retour aux affaires de George Harrison est toujours aussi teinté de spiritualité et d'un certain désanchantement. La note globale de cet album est plutôt sombre et mélancolique, même si l'ex-Beatles n'a pas oublié de placer quelques chansons rythmées et joyeuses, histoire de ne pas doucher complètement l'ambiance.
Ce qui est clair, c'est que c'est vraiment à partir de cet album que l'on détectera les plus fidèles disciples de George Harrison. Car il faut parfois s'accrocher à cette production pompeuse et cette voix qui commence déjà à sérieusement dérailler. Harrison ne s'est jamais revendiqué grand chanteur, et Lennon a déjà rappelé qu'il n'était pas "Sinatra", mais son timbre était pourtant très agréable jusqu'au concert pour le Bangladesh. D'où vient cette faiblesse grimpante ? La cigarette peut-être.
Toujours est-il que "Living in the material world" prépare donc à l'auditeur aux albums suivants. Une chose qu'on ne pourra pas reprocher à Harrison, c'est toute cette sincérité et ce naturel qu'il met dans ses chansons. Il ne cherche pas l'adoubement populaire et le succès, il joue sa musique, que ça plaise ou non.
Au final, "Living in the material world" est loin du niveau d'"All Things must pass", avec une homogénéité sonore un peu dommageable, notamment dans les grandes orchestrations, mais il garde une ligne intéressante et solide. C'est donc un album de bon niveau, avec quelques titres de qualité et surtout des textes très riches. Et c'est ça qui semble compter pour George Harrison.
Les morceaux à retenir : "Give me love (Give me peace on Earth)", "The Light that has lighted the world", "Don't let me wait too long", "Living in the material world", "Try some, buy some".
lundi 12 avril 2010
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